Exposer les révoltes dans un white cube, est ce vraiment pertinent ?

Je sais que certaines personnes (au moins en DNA3, et j’en fais parti) ont été gêné par l’exposition « soulèvement » au jeu de paume, autant par son contenu que part les conditions et la forme même qu’elle a prise. Il nous a également été demandé avant les vacances de rendre un commentaire rédigé sur cette exposition, or j’ai été embêté car tiraillé entre le fait de rendre une copie « universitaire » avec une prétention objective froide et l’aspect viscéral du sujet traité.

Je suis également surpris qu’il n’y ait aucune réflexions ou considérations (que ce soit dans la copie demandé ou dans l’exposition) sur la question des classes sociales, qui me semble tout de même un point fondamental à prendre en compte, et sur la question du point de vue adopté (Didi-Huberman n’est pas un ouvrier ou un étranger et donc sa position sociale, de genre et autre n’est pas neutre, et de même faire un travail sur ce sujet sous forme de copie universitaire, même à l’EESI, me fait poser des questions sur sa légitimité).

Je voulais partager mon incompréhension avec vous et voir si certains ce reconnaissent dans ces interrogations…

Un lien vers un article un peu énervé de paris-luttes - d’orientation anticapitaliste (un peu léger dans l’argumentaire à mon goût mais les citations de Debord sont bienvenues)

Le site de l’expo
http://soulevements.jeudepaume.org/

Il y a une volonté d’approcher l’essence du soulèvement. Mais du coup on perd les liens avec les luttes dans lesquelles il s’inscrit.

Tout est dans la beauté du geste, le mouvement ascendant (et l’amorce de la retombée tragique). Et au fond peut importe à quoi on dit non, tant qu’on se bat pour des idées, qu’on meurt pour elle et qu’on peut se dire “ah ce que c’est beau le désir, si beau que ça nous dépasse” (ça nous transcenderai presque).

Difficile alors de parler de classes alors qu’on a déjà du mal à parler des femmes et des hommes.

Je ne connais ni les étudiants, ni les professeurs qui ont fait cette demande.
De même je connais assez mal Didi Huberman, mais ce type d’expo rappelle un peu l’expo Sensations organisée par Saatchi et sponsorisé par Christie’s (preque 30 ans déjà), dans le sens où il est surtout mis en oeuvre une stratégie de visibilité.
Comme c’est plus ou moins avancé dans l’article cité, la volonté de transformer des mouvements sociaux en oeuvres d’art n’a pas réellement de sens à mon avis. Sans avoir vu l’expo et après lecture de l’article, il est facile de croire qu’il n’y a pas d’autre intention que de “faire parler”.

Par contre le point de vue anti-bourgeois semble un peu gratuit. On oublie facilement qu’effectivement l’art contemporain nécessite une connaissance pour l’appréhender le plus justement possible. Je ne crois pas que la question d’une possible inaccessibilité à l’art soit pertinente, les droits d’entrée n’étant pas spécialement faramineux, même dans de hauts lieux d’exposition. Ca n’est pas de la faute de l’art si 80% de la population française ne met pas les pieds dans un musée (quel qu’il soit) en une année, selon un sondage récent. Les subventions privées (banques, etc.) sont une matière avec laquelle il faut composer aujourd’hui. Le trouble qui peut être ressenti viendrait plutôt d’une exposition dont l’objectif ne serait que le profit financier (même si elle est auto-financée).

Ce qui semble manquer réellement à l’exposition c’est une action qui engage les artistes au delà de leurs oeuvres. S’il est vrai que des oeuvres sont accrochées à côté de documents d’archives révolutionnaires, il faut espérer que c’est dans la tentative (réussie ou échouée) d’effectuer un rapprochement idéologique entre les deux. Dans le cas contraire on ne peut pas négocier l’implication politique d’un artiste simplement par ce biais.

Sans voir l’exposition il est difficile de poser d’autres interrogations qui toucheraient précisément cette exposition et son commissariat. Pour le moment on tourne plutôt autour d’un débat qui dure depuis des années sur le financement des expositions, et la tendance à la récupération, qui est un procédé abondamment utilisé mais tout de même reconnu au titre de l’art contemporain. Que cette récupération soit bien intentionnée ou non est une fausse polémique. Il faudrait d’abord savoir si l’enjeu est politique, ce que semble annoncer le titre et les sujets représentés, ou esthétique, une hypothèse qui semble validée par les citations de Didi Huberman par rapport à ce commissariat.

“Exposer les révoltes dans un white cube, est-ce vraiment pertinent?”

Au niveau de l’histoire de l’art contemporain, des artistes ont amené un propos politique par des moyens bien plus subtils que ceux qui sont employés au Jeu de Paume. Il y aurait sans doute une manière pertinente de faire une telle exposition et ce qui est sans doute la cause de l’incompréhension face à celle-ci est la proposition de documents associée à des oeuvres d’artistes et le propos esthétisant en contradiction avec les luttes représentées. On peut difficilement douter que Huberman ne se soit pas attendu à une critique féroce. Provocation en connaissance de cause? S’il faut rester prudent, au moins ça aura le mérite de nous faire réfléchir un peu quand bien même ça ne me motive pas vraiment à me déplacer jusqu’au Jeu de Paume.

L’article qui nie le principe de récupération en citant Debord ne semble pas se rendre compte que les situationnistes sont cités dans toutes les strates intellectuelles dès qu’il s’agit de contester quelque trait de la société. Les musées récupère Debord, les critiques aussi, moi je ne vois pas de différence quand c’est posé comme ça, en tant que parole absolue du passé qui validerait automatiquement un propos. C’est bien beau de s’attaquer à la “bourgeoisie” mais celui qui a loisir à écrire sur de l’art doit bien en connaître quelque chose pour être légitime. Du point de vue de quelqu’un qui n’y connait rien, voit-il une différence entre cette “bourgeoisie” et l’autre ?

Les questions à peine abordées qui ont retenues mon attention sont plutôt celles qui interrogent une nouvelle manière créative et la fonction essentiellement politique de l’art. L’intention de l’école en demandant un commentaire, étant à mon avis d’abord de motiver un regard sur l’art contemporain qui prendrait un recul nécessaire, ce qui ne veut pas dire médical. Et rien n’empêche à travers ce travail d’écriture d’y inscrire son propre avis et s’il se voyait réprimé par les professeurs, libre à tout un chacun de proposer en parallèle sa vision et de l’échanger avec d’autres. Car ce n’est pas l’école qui dirige votre connaissance et assoit votre légitimité, mais vous dans la manière dont vous pouvez vous en servir pour avancer et dans la compréhension des enjeux que vous vous créez à vivre en son lieu.

A mon humble avis.

Autre article dont les questionnements semblent se rapprocher des nôtres et qui est peut-être plus posé.

Je rajoute ici le lien envoyé par mail par Guillaume https://lundi.am/Faire-Phenix
(publié initialement dans l’escamoteur http://lescamoteur.net/)

Un autre article http://le-beau-vice.blogspot.fr/2016/11/sous-levements-jeu-de-paume-paris_19.html

Merci Archi et K4tZ pour ton argumentaire détaillé.

Les questions et les points que tu soulèvent (jeu de mot) me semblent en plein dans des paradoxes que l’on a à se poser dans ce genre de situation, et que je n’arrive pas à trancher.

Tu te base sur l’article de Paris-lutte.info et je te rejoins sur la gratuité anti-bourgeoise (de manière générale je trouve que l’article tente une critique mais manque de fond dans l’argumentaire), cela rappelle un peu ce réflexe de l’extrême-gauche de rejeter toute proposition qui ne lui plaît pas sous prétexte que c’est bourgeois. Il n’empêche qu’il existe des riches et des pauvres et qu’ils ont des intérêts différents, ce qui créé des logiques de classes,telles que décrites par la sociologie (Bourdieu par ex). De la même manière qu’il est ennuyeux que ce soit toujours des hommes parlent à la place des femmes, ca l’es aussi quand des gens de la classes bourgeoise qui n’ont pas vécus des conditions de prolétaires, se permettent de parler à leurs place (après je ne sais pas s’il est juste de parler de Didi-Hubermann en tant que bourgeois, mais disons qu’ilparle d’un point de vue universitaire en tout les cas).

La question importante je pense est donc de savoir “qui parle”. Est ce que Didi-Huberman a travaillé avec des gens qui ont vécus ces révoltes qu’il évoque par exemple ? Certains parlent de “savoir situés”, c’est à dire qu’un savoir n’est pas neutre, tout savoir est subjectif, et ce qui n’est pas honnête c’est de penser qu’il puisse exister un savoir objectif, universitaire, qui donnerais une vision unique du monde. Alors est ce que Didi Hubermann est là dedans ? Est ce qu’il a conscience que le discours qu’il tient n’est pas neutre (la place des femmes, la narration, et surtout la localisation et les modalité d’expositions ne sont pas neutre et s’adresse à une certaine vision des choses, à un certain public) ? Est ce qu’il tente de mettre tout ces paradoxes en perspectives ? En tout cas au sein de l’exposition ca ne m’a pas marqué.

En effet comme tu dis les exposition d’art contemporain sont souvent financé par des subventions privées, parce qu’il faut de l’argent pour pouvoir exposer dans un haut lieu avec des archives pareilles. C’est un compromis, ou plutôt un choix qui est fait, la question est de savoir s’il aurait pu en être autrement. Il y a par exemple la possibilité de le faire dans un autre lieux, dans une MJC, dans un appartement, dans la rue, dans un quartier plus populaire, dans la campagne, dans un squat. Il aurait pu au lieu de montrer les archives avoir des reproductions, au lieu de mettre des archives sous verre rendre accessible leur lecture par une bibliothèque et leur reproduction. Certes, cela aurait été différents, n’aurait peut être pas eu le même impact, on en aurait pas parlé, ca aurait même peut être été pire en terme de récupération, mais c’est des choix qu’il aurait pu faire. En faisant le choix de faire cette exposition dans ce quartier là et sous cette forme là, il fait un choix délibéré de dire certains choses d’une certaine manière, et ce n’est pas neutre.

Ca me semble important d’appuyer dessus parce que tu dis à très juste titre que 80% de la population est en dehors des musée. A l’inverse, 80 % regardent le journal télévisé à la télévision (loi de Parreto ?). Il y a une disparité dans les musées, dans le sens où bien qu’ils soient pas très chers ou gratuits, ils attirent peu de monde. C’est à dire que bien qu’ils soient en théorie accessible par le coùt d’entrée, ils n’attirent pas grand monde, et il y a donc quelque chose qui fait disjonction. J’ai du mal à écrire dessus mais cela me pose quand même de bonne questions sur des prétentions à une démocratie culturelle, à la prise en compte d’un art populaire, au rapport avec l’argent, à la question de savoir qui produit et diffuses des images et des discours dans la société et qui en est privé. Personnellement je vois la capacité pour les musées à être boudé comme un des symptômes d’une certaine conception de ce que doit être un lieu de transmission de mémoire (si c’est ce à quoi sert un musée), conception souvent pseudo-objective, froide, figé, trop universitaire, à l’écrit, passant par des documents et pas des pratiques, dans un lieu spécialisé, en dehors du quotidien et sacralisé. Ce qui serait alors un élitisme permettant une exigeance peut être nécessaire, mais qu’on ne prétende pas alors à une accessibilité. Par exemple, si l’on veut rendre accessible ce que l’on expose, pourquoi expose t on dans des musées et pas dans des kebabs où il y a pourtant certainement plus de brassage ?

Alors bien sûr comme tu le souligne, l’art contemporain demande une certaine connaissance, un certain regard pour pouvoir l’apprécier, et je pense aussi une certaine temporalité (il faut avoir du temps pour visiter un musée et réfléchir dessus sans être dérangé, cela demande aussi de l’énergie), autant je pense que l’art contemporain tourne autours des mêmes références et s’adresse donc toujours un peu au mêmes personnes, autant il me semble important d’avoir du temps pour avoir du recul sur ce qui est montré. Et le problème à ce niveau c’est que le temps manque de plus en plus, ce qui fait que quand on est surchargé de boulot et pauvre, ca devient compliqué d’être esthète. Le musée s’adresse donc à un certain type de personne, ceux qui peuvent et qui ont le temps et la possibilité d’apprécier de se balader dans une exposition respectant des codes d’expositions plus ou moins implicites et cela correspond à un nombre réduit de personne qui se construisent en milieu (le temps libéré et la culture particulière nécessaire est lié à une certaine bourgeoisie libéré d’une injonction au travail, mais peut aussi se retrouver dans d’autres “catégories sociales” qui ont du temps à perdre).

Bon je me mélange un peu et je sors du sujet de départ, mais je vois là que la question des classes sociale m’implique quand même pas mal.

Tu parle d’esthétique et de politique, c’est en effet un point de tension, cela me fait penser à cette phrase “esthétiser la politique ou politiser l’esthétique ?”. Je me demande s’il n’y a pas un problème à considérer une différence entre ces deux notions. Comme s’il y avait une contradiction entre ce que montre l’image et la manière dont elle est fabriquée ou exposée (or la manière dont elle l’est devrait aussi partie de son esthétique…).

Et c’est ce que je crois pointe aussi Debord, c’est pour ca qu’il se méfiait des récupérations, même s’il savait bien que cela allait se passer. Je vois dans sa pensée une méfiance des images, ou plutôt une méfiance d’un regard qui regarde l’image plutôt que le contexte dans lequel elle s’inscrit. Comme si en s’intégrant dans un musée elle perdait sa raison d’être, et sa force subversive. Et l’exemple type pour moi c’est justement que Didi-Hubermann a exposé l’Internationale de Guy Debord en montrant la couverture sous verre. Alors d’accord c’est une archive, mais qu’est ce que Didi-Hubermann veut nous montrer ici, la couverture d’un vieux bouquin, ou les textes à l’intérieur et la pensée qu’il renferme ? Est ce que c’est la couverture du bouquin “la société du spectacle” qui a eut un impact sur la révolte de 68 ou est ce que c’est les idées qu’il a pu véhiculer ? Je vois là une sorte de réification, c’est à dire qu’on tente de parler tout un ensemble de dynamique de révolte en transformant ca dans un objet, le support, le papier même. Y’a cet adage “quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt”. Au moins dans l’article ils tentent quelques citations en les expliquant, ils tentent de recontextualiser une pensée plutôt que d’exposer du papier.

Alors bien sûr Debord a été récupéré, ce qui n’empêche pas de pouvoir approcher ses idées et de les confronter, et j’ai l’impression qu’il y a là l’antipode de ce que Debord tentait de critiquer. La transformation en image d’une expérience vécu, celle du soulèvement. Alors quelques part je pourrais me dire qu’on s’en fout, que ca change rien, on peut dire que Didi-Hubermann a réussit son coup puisse qu’on parle de lui, bien sur, ce qui n’empêche pas d’offrir un cas d’étude intéressant et paradoxal (en tout cas pour moi). Et comme tu le souligne, c’est aussi là l’intérêt d’en parler en école d’art (bon j’aimerais que ca passe par autre chose qu’une dissertation souvent médicale justement -y’a un côté un peu cercle des poëtes disparus- mais ca a permis de pouvoir en parler à l’oral ou ici même, ce qui est ce que je recherche donc c’est très bien).

C’est probable que je me contredise dans tout ca parce que comme je le disais ca joue sur des thématiques qui m’impliquent et sur lesquels je suis encore dans des positions paradoxales, souvent chargé émotivement…

et bonne année =)